Les cinq Kleshas ou le champ de l’émotionnel 1/2

Comment ne pas faire le parallèle avec la souffrance actuelle des soignants, souffrance qui ne date pas seulement d’aujourd’hui! Ce chapitre met le doigt sur ce qui agite le monde des soignants mais aussi la socité en général et nous renvoie en particulier aux échanges musclés actuels entre pro et anti vax, entre les politiques et les oppossants au pass sanitaire et maintenant vaccinal. Mais, je ne parlerai dans le lien que que fais entre les sutras de Patanjali et les sciences infirmières, que de la difficile gestion des émotions dans la profession infirmière et dans les professions du soin.

II.3 « Les causes de souffrance sont l’aveuglement, le sentiment de l’ego, le désir de prendre, le refus d’accepter, l’attachement à la vie ».

Au début du second chapitre des yoga-sutras, Patanjali distingue les cinq causes de citta vrtti qui sont sources de souffrance (kleshas). Les Vrttis constituent les cinq modalités de pensée. Les klesas ou kleshas sont les cinq modalités de l’état émotionnel ou les impuretés dans les schémas de pensée. Sous son aspect affectif, c’est encore le mental, et l’émotion est aussi fluctuante que la pensée[1]. Fondamentalement, ce sont tout ce qui cause nos « malheurs ».

Ces cinq causes dans l’ordre où elles sont citées par Patanjali:

  • Avidya, l’ignorance ou le voile de l’illusion, la mé-connaissance ou « connaissance contraire à la connaissance vraie » ;
  • Asmita, l’ego, le sentiment du « je » ou la confusion entre le Soi et le moi, le sentiment d’individualité qui délimite une personne et la distingue d’un groupe; il peut être d’ordre physique, mental, intellectuel ou émotionnel;
  • Raga, l’attachement, la dépendance, ou encore la passion, le désir;
  • Dvesha, l’aversion ou la répulsion, l’antipathie ;
  • Abhinivesha, l’amour ou soif de la vie, l’instinct de survie ou la peur de la mort.

La première affliction est source des quatre autres et est définie par les deux sutras suivants.

Ces causes sont comme les icebergs, car il n’en émerge qu’une toute petite partie. Elles demeurent, en effet, enfouies dans l’esprit du disciple (sadakha). Ces déterminants génèrent des souffrances, car ils créent une dépendance, un isolement, un manque de confiance en soi, poussent à agir d’une manière subordonnée, trompeuse et contraire à ce qui nous satisferait si nous n’étions pas ignorants de notre vraie nature.

II.4 « L’ignorance de la réalité est la source des autres causes de souffrance, qu’elles soient développées ou en sommeil ».

Le premier sens du mot Kshétram, champ est très imagé. La non-connaissance du réel, l’aveuglement, est bien le champ clos où s’affrontent toutes nos émotions : « l’émotion refuse ou se laisse emporter. Dans les deux cas ; on se dissocie du mouvement de la vie, en laissant se glisser entre la vie et soi un jugement, même implicite, une réaction. On est alors décentré, désuni, et la souffrance s’installe »[2].

II.5 « L’ignorance de la réalité, c’est prendre l’impermanent, l’impur, le malheur, ce qui n’est pas le Soi, pour le permanent, le pur, le bonheur, le Soi ».

« Il est d’usage de dire « mon corps, ma main, mon mental …. », etc. , et l’on ne pense pas cependant : « Je ne suis pas le corps, le Soi est différent du corps. Ceci est dû à l’ignorance. Il faut savoir qui est le Soi réel »[3].

II.6 « Le sentiment de l’ego vient du fait que l’on identifie le spectateur et le spectacle ».

La capacité de voir, c’est Drashtar, le témoin silencieux, la conscience profonde qui est en nous, et Darshana, c’est la chose qui est vue, et la façon dont c’est vu, à la fois ce que nous voyons et nous-mêmes, nos sens, notre mental, grâce auxquels nous avons la faculté de voir. C’est donc la chose vue par un moi incarné, c’est aussi le point de vue.« Pour le Drastar, il n’y a pas de points de vue, il n’y a que des points à voir »[4]. Nous devons éviter d’identifier celui qui voit avec la vision, celui qui agit avec l’action, d’identifier l’être et le faire. Nous devons développer en nous la capacité à observer en observateur neutre pour faire peu à peu l’expérience du Soi.

Autre traduction : « Considérer la puissance du voyant et la puissance des perceptions comme si elles étaient une, est appelé sens du « je » asmita, (la faculté d’identficiation, l’ego) ». La puissance du voyant est le Soi ( appelé ici drik, le Soi est aussi appelé purusha, svami, atman). La puissance de perception est Chitta. « Quand la puissance du voyant et la puissance de la perception sont considérées comme une, cela est alors appelé sens du « je ». (…) Quand la présence du purusha ou le soi est reflétée dans le Chitta, il obtient la puissance de projection, de modification, et aussi celle de percevoir les modifications »[5]..

« Le système du yoga présente une philosophie dualiste qui distingue dans l’individu : (1) un principe spirituel (celui qui perçoit), source de la conscience, (2) l’élément matériel, c’est-à-dire l’instrument de perception (darsana), synonyme de prakriti ou ensemble de l’activité mentale, psychique et du corps »[6].

Lien avec les sciences infirmières

Comme nous venons de le voir, les kleshas sont les modalités de l’état émotionnel. Outre le fait que la souffrance est aujourd’hui un véritable sujet d’actualité, avec la crise du covid, c’est un sujet extrêmement important dans le yoga. La souffrance, les émotions sont souvent au cœur de notre pratique professionnelle. Les étudiants, mais aussi les soignants aguerris rencontrent des difficultés à les gérer.

Les émotions, dites émotions primaires, sont des manifestations universelles et leur expression passe par un système d’évaluation qui n’est pas du champ de la conscience. L’émotion est toujours reliée à des éléments de contexte communs.

Des études ont montré la place que tenaient les émotions chez les infirmiers dans leur pratique. Elles sont reconnues comme nécessaires car il est impensable de travailler sans émotions qui sont un moteur pour le soin. Ces émotions sont reconnues et régulées, mais aussi réprimandées puisque les soignants disent devoir ne pas se laisser déborder par elles.

Les émotions sont en effet un élément essentiel de notre vie. Elles influencent nos perceptions et leur caractère exagéré ou leur disparition est signe de pathologie. Nous savons qu’il s’agit de processus mentaux complexes comprenant plusieurs composantes, une expérience subjective, le sentiment de peine pour la tristesse par exemple, une expression communicative (la mimique de tristesse, les pleurs et le peu d’intérêt accordé à l’environnement) et des modifications physiologiques (la boule dans la gorge).

Isolément, chacun de ces aspects n’est qu’une représentation partielle et imparfaite de l’émotion. Les mots sont plus adaptés pour décrire les événements responsables de la tristesse qu’à communiquer les sentiments exacts ressentis. La personnalité d’un individu influe beaucoup l’expression d’une émotion : une personne extravertie l’exprimera plus facilement à son entourage qu’une personne introvertie, mais il est impossible de dire laquelle des deux est la plus marquée. Les facteurs d’environnement socioculturel jouent également un rôle. La tristesse liée à la perte d’un proche s’exprime plus facilement dans l’intimité qu’au cours de la cérémonie officielle des funérailles. Les modifications physiologiques sont équivoques, car il y a peu de différences entre une tachycardie liée la peur et celle survenant dans la haine.

Cette distance entre les manifestations objectives de l’émotion et l’expérience subjective qui la constitue n’est pourtant pas une difficulté majeure. Ce qui importe c’est de comprendre les règles qui régissent les différents moyens d’expression des émotions puis, rechercher comment s’organisent ces différents modes d’expression.

Même s’ils ne le reconnaissent pas toujours, les infirmiers ont recours au travail émotionnel dans le cadre de leurs rapports avec les patients. Ce travail émotionnel qui sous-tend les soins infirmiers est invisible. Il est quelquefois associé à l’épuisement professionnel et à la dépersonnalisation. La documentation des secteurs de la psychologie et de la gestion traite abondamment de ce concept du travail émotionnel, peu abordé dans les écrits infirmiers. Une analyse des différents ouvrages sur le sujet par Huynh Truc et al. fait ressortir que le travail émotionnel est un processus d’adoption par l’infirmière d’un « personnage de travail » dans le but de réguler et d’exprimer ses émotions (profondes ou superficielles) durant ses rapports avec les patients. Ce « personnage de travail » dépend d’événements survenus auparavant lors des rapports avec le patient et se réfère à l’une de trois dimensions suivantes: l’organisation (normes sociales, soutien social), le personnel infirmier (identification du rôle, engagement professionnel, expérience de travail et aptitudes à la communication interpersonnelle) et l’emploi (autonomie, routines, exigence sur le plan émotionnel, fréquence des rapports, complexité du travail). Les caractéristiques du travail émotionnel sont de deux dimensions: réaction autonome de l’infirmière et stratégies d’adoption d’un personnage de travail (travail émotionnel de surface ou en profondeur). Les conséquences du travail émotionnel touchent l’organisation (productivité, « climat joyeux ») et le personnel infirmier (aspects négatifs ou positifs). Les résultats de l’analyse montrent qu’il est important que les infirmiers disposent du temps et du soutien nécessaires pour réfléchir au travail émotionnel requis pour soigner des patients dits « difficiles », comprendre ce travail et en discuter de façon à contrer le discours dominant sur les patients « problématiques ».

Le travail émotionnel est défini comme l’énergie et le temps passé à gérer les sentiments (de soi-même ou d’autrui) pour conserver une apparence de normalité et garantir la continuité du service et ainsi répondre aux attentes sociales. Il reconnaît l’humanité et le professionnalisme du personnel infirmier, tout comme le caring est le pivot holistique de la pratique infirmière.

Les techniques de relaxation, la protocolisation et la codification des séquences de travail sont des techniques envisagent la gestion des émotions comme une affaire de compétence personnelle dont la responsabilité incombe à l’infirmière elle-même. En ce qui concerne le travail émotionnel, il s’agit d’abord d’une question d’organisation, de collectif et de contexte. Le travail émotionnel est central pour la santé des soignants. La théorie du burn-out explique que si un soignant s’investit trop émotionnellement auprès des malades, il risque d’épuiser ses réserves d’énergie et d’empathie. Pour se protéger d’un épuisement total, il va peu à peu se désinvestir de la relation jusqu’à déshumaniser le malade. Ce faisant, il perd ce que les psychologues appellent l’accomplissement professionnel, c’est-à-dire ce qui fait la richesse et l’intérêt de son métier, la fierté de faire un travail de qualité. Seule solution : trouver la juste distance entre trop et trop peu dans la relation. Ce « bon » niveau d’engagement dépend à la fois du contexte, de l’organisation et des moyens disponibles, mais aussi de normes collectives, des représentations sociales en vigueur dans le service. Le travail de soin, travail relationnel avec des êtres humains est incertain et singulier, et certains malades peuvent rester rétifs au travail émotionnel. Auquel cas, le soutien des collègues et de l’encadrement pour garantir que ce n’est pas la compétence du soignant qui en cause, mais le malade ou le manque de moyens, est indispensable pour maintenir le sentiment d’accomplissement professionnel. Dans le cas contraire, le soignant se sentira désavoué. Il est important pour les soignants de mettre en œuvre des stratégies collectives : 1° redéfinir un certain nombre de contraintes ou de difficultés comme acceptables ou normales (« risques du métier ») et nécessaires pour un travail dont on peut collectivement être fier ; 2° l’entraide, la résolution en amont des difficultés, l’action sur l’environnement, le partage de ficelles du métier, la division du travail entre soi, etc., pour tenter de réduire ou contrôler les stresseurs; 3° redéfinir le sens de la pénibilité ou de l’inconfort ressenti pour en faire le symptôme d’une condition partagée collectivement, contre laquelle lutter ensemble,  afin que les imperfections des services rendus aux patients ne sont pas vécues que sous le registre de la culpabilité individuelle.

[1] F. Mazet, op. cit. p.70

[2] F. Mazet, op. cit. p.71

[3] Swâmi Sadânanda,op. cit. p.95

[4] F. Mazet, op. cit. p. 73

[5] Swâmi Sadânanda,op. cit. p.97

[6] B. Bouanchaud, op. cit. p. 100

Bibliographie

  • Françoise Mazet, Patanjali, Yoga-sutras, coll. Spiritualités vivantes, Ed Albin Michel, 1991, 217 pages
  • B.K.S Iyengar, Bible du Yoga, coll. Aventure secrète, Ed. J’ai lu, 2009, 596 pages
  • Jean Bouchart d’Orval, Patanjali, La maturité de la joie, Les Editions du Relié, Gordes 1998
  • Swâmi Sadânanda , Les Yoga-sutras de Patanjali, Le Courrier du Livre, Paris, 1976
  • Bernard Bouanchaud, Yoga-sutra de Patanjali, Miroir de Soi, Editions Agamat, Palaiseau 2003
  • Yves Durand D’Aragon, La Lumière sur le Yoga Royal, Le Courrier du Livre, Paris 1997
  • Robert Dantzer, Les émotions, Coll. Que sais-je ?, éd. Presses Universitaires de France, 2002, 128 pages
  • Le travail émotionnel qui sous-tend les soins infirmiers: une analyse évolutionnaire de concept, Huynh TrucMarie AldersonMary Thompson, in Dans Recherche en soins infirmiers 2009/2 (N° 97), pages 34 à 49
  • Watson J. Can an ethic of caring be maintained? J Adv Nurs. 2006; 54 (3): 257-9.
  • Marc Loriol. Travail émotionnel et soins infirmiers. Santé Mentale, Acte Presse, 2013, pp.60-63. (https://hal.archives-ouvertes.fr/ hal-00925629/document consulté le 20/01/21 )

Author: sfl73_pass_Sa03Na08

DIPLOMES 1980 Diplôme d’Etat d’Infirmière 1996 Diplôme de Cadre de Santé 1998 DU de Soins Palliatifs 2007 DU Ethique Soins et Santé PARCOURS PROFESSIONNEL 1980-1983 Infirmière AU CHU de Rouen 1983-1995 Infirmière dans les services de Médecine et de Cure Médicale dans un Hôpital Local Faisant fonction de cadre à partir de 1989 Infirmière Coordinatrice du SSIAD rattaché à l’établissement en 1993 1996-2002 Cadre de Santé au CHU de Rouen dans différents services, de nuit puis de jour 2002-2005 Cadre de Santé en EHPAD dans un CH de la région Normandie, responsable de 6 unités de soins soit 167 lits et chargée de missions transversales (notamment la Gestion des Risques) 2005-2018 Cadre de Santé Formateur à l’IFSI du CHU de Rouen TRAVAUX REALISES: mise en place d'un SSIAD, Transmissions ciblées, Chef de projet sur la réalisation d'un film illustrant le protocole de pose d’une bande de contention veineuse et présentation dans différents congrès, évaluation de la prise en charge de la douleur, évaluation de l'éducation des patients sous AVK, référent SIIPS, Participation au groupe de travail sur la mise en place des CLAN (Comité de Liaison Alimentation Nutrition) à la DHOS, gestionnaire de risques, animateur d'un groupe d'évaluation dans le cadre de la certification, réalisation d'audits, participation à l'élaboration et à la réactualisation de protocoles de soins. PARTICIPATION AUX INSTANCES: Conseil d’Administration, Commission de Soins, CLAN.

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