Le Kriya-yoga : son action sur la souffrance

Le yoga établit le premier modèle de psychologie humaine. Nous avons évoqué les vrttis, douloureux et non douloureux (klistaklistah), qui sont les schémas de pensée. Mais, ce modèle est structuré sur l’ignorance de notre vraie nature, cause de souffrance qui entraîne à une quête illusoire du bonheur.

La finalité du yoga étant le Samadhi, Patanjali, nous parle, dans ce deuxième chapitre, des moyens ou Sadhana (= stratégie) à mettre en œuvre pour créer les conditions favorables à ce processus de transformation.

II.1 « Le yoga de l’action se pratique selon trois modalités inséparables : un effort soutenu, la conscience intérieure de soi et l’abandon au divin ».

La pratique, notre moyen d’action, est ici la traduction de tapas. Ce mot signifie aussi ascèse, de tap- signifiant : brûler, chauffer, ce qui renvoie à l’ardeur nécessaire de la pratique. Tapas exprime que notre attention, notre intérêt pour la connaissance de la réalité, et notre pratique doit être régulière et sérieuse, et s’exercer dans les actes simples du quotidien et pas seulement dans les asanas et les exercices respiratoires, afin de développer l’intuition de soi (svadhyaya). Ce sont les huit membres du yoga qui sont ici visés par tapas, pratique régulière et sérieuse[1].

Svadhyaya se traduit à la fois par étude de soi et études textes sacrés, ce qui est significatif. « la connaissance des textes est inutile si elle ne recoupe pas la connaissance de soi, dans l’expérience de la pratique»[2].

Seul un travail intérieur effectué avec patience et abnégation, fonctionne. Dans ce sutra, Patanjali nous rappelle, de nouveau, que la juste attitude face à la vie ne peut méconnaître la dimension humaine. Mais « l’abandon de soi au Divin est de nouveau rappelé ; car au moment de nous lancer dans l’action, le danger qui nous menace plus que jamais est de nous croire les auteurs de cette action en tant que personne séparée du tout. (…) C’est l’étude de soi qui mène à l’abandon au Divin, qui résulte en une ascèse véritable et bien vécue »[3]. Je tiens ici à rappeler que le divin peut être un dieu, un être suprême ou simplement l’univers selon notre culture et nos croyances. Cet « abandon au divin » peut être traduit par l’humilité d’accepter ce qui est.

On préférera utiliser le terme « accomplissement du yoga » ou « yoga pratique »[4] pour traduire kriya yoga, afin de différencier ce terme avec le yoga de l’action ( karma yoga ) qui est central dans la Bhagavad-Gita et qui vise l’action de tout homme.

II.2 « Ce yoga de l’action a pour but d’atténuer les causes de souffrance et de permettre le Samadhi ».

L’objectif du yoga est l’état de pure conscience et Patanjali précise que c’est en atténuant les causes de souffrance que la pratique va agir. Nous devons cesser de vouloir posséder, acquérir pour abandonner, lâcher.

Ce qui nous obsède, c’est tout ce qui nous encombre, ce qui asphyxie en nous la joie qui surgit quand on vit le moment présent.

Françoise Mazet  définit la souffrance comme: « …l’intrusion dans le présent du passé ou de l’avenir, chargés de souvenirs ou de projections qui altèrent la perception de la réalité »[5].

« On peut admettre, par l’étude plus compète des sutras, que le mot samadhi a un sens d’union intime, mieux d’harmonisation intime, d’accomplissement d’achèvement. C’est pourquoi nous proposons plénitude, complétude, sans rejeter enstase (Mircea Elisade) dans certains sutra, ni même, surtout, rejeter réalisation »[6]

Lien avec les sciences infirmières

Le concept de souffrance est largement débattu en sciences infirmières. La traduction de F. Mazet se rapproche de celle de Paul Ricoeur qui réserve ce terme à «  des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement ». Ricoeur utilise en revanche le concept de douleur pour « des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier ».

Les deux buts du yoga pratique, atténuer les causes de la souffrance et permettre le samadhi, inter-réagissent. Les sutras 3 à 27 exposent comment atteindre le 1er but, et les sutras 28 à 55 comment atteindre le 2ème . « De 3 à 27, Patanjali enseigne comment vaincre les afflictions (gênes de la pratique du Yoga) et, d’abord, il les définit (sutra 3) sous leur aspect le plus large et universel ; il trouve cinq sources principales, dont la première citée est elle-même source des autres. Il s’agit de la conscience du Réel, que nous appellerons aussi conscience de l’Ultime Réalité. (…). L’absence de conscience étant la source des afflictions elles-mêmes élaborées de 3 à 27 , avec, parallèlement leurs remèdes à partir du sutra 15 qui recrée un point d’équilibre nouveau pour leur compréhension philosophique, il faut construire le côté positif de même importance ou poids »[7]

Le Dalaï-Lama distingue la « douleur propre à la douleur », notamment la douleur physique, qui doit être soulagée et celle issue nos réactions émotionnelles, telles que la peur, la colère, la culpabilité, la solitude ou encore le désespoir. Pour lui, du fait du confort matériel lié aux progrès technologiques, nous ne considérons plus la souffrance comme une part essentielle de notre nature humaine, mais comme quelque chose d’anormal à éviter. Nous en rejetons  la faute sur l’extérieur ou nous la retournons contre nous-mêmes. Nos réactions émotionnelles intensifient, accroissent cette « douleur ». Il nous encourage donc à affûter notre esprit par la méditation et la réflexion, afin d’accueillir nos pensées et nos émotions douloureuses, à les découvrir, à expérimenter ce que cachent « nos dragons intérieurs » pour citer Rainer Maria Rilke… de manière à vivre entièrement, plus paisiblement le moment présent.

Dans un article publié dans la Revue de Soins palliatifs, relatant les résultats d’une études réalisée dans plusieurs sites des HUG (Hôpitaux Universitaires de Genève), Emilie Luethi et Gilbert Zulian ont exploré les stratégies mises en place par des médecins en cours de formation dans un service de soins palliatifs, afin de mieux gérer leurs émotions. Et ces résultats ne sont pas si éloignés de ce qu’évoque le Dalaï Lama. Plutôt que d’adopter des comportements d’évitement, de fuite, ces jeunes médecins disent privilégier l’expression de leurs émotions auprès des proches et des collègues : offrir un espace d’accueil à l’indicible, à l’inacceptable en le mettant en mots. Ils ressentent également moins d’appréhension à l’égard des situations de fin de vie en fin de stage comme si, hormis les compétences acquises, accepter la confrontation à la souffrance leur permettait de l’apprivoiser, de l’intégrer quelque peu.

Grégoire Gremaud, dans la même revue attire notre attention sur le risque que les infirmiers courent de s’approprier la souffrance de leurs patients, de la faire leur, en voulant la supprimer coûte que coûte. L’auteur émet l’hypothèse qu’une des raisons de l’utilisation croissante de la sédation palliative serait la difficulté du soignant à différencier sa souffrance de celle du malade.

Hélène Gaitzsch et Gilbert Zulian ont quant à eux publié un article sur le sentiment d’isolement chez des patients âgés palliatifs. Leur postulat était que la proximité de la mort ferait que le sentiment d’isolement serait plus élevé et corrélé au degré d’anxiété et de dépression. Contrairement à leurs attentes, leurs résultats suggèrent que fin de vie n’est pas synonyme de solitude et que cette dernière n’est pas forcément source de souffrance. Dans un autre article, Eric Dudoit et al. présentent leur démarche d’accompagnement. Celle-ci qui utilise plusieurs approches et combine l’utilisation du « mythe » des expériences de mort imminente, une démarche psychocorporelle via la sophrologie et la méditation. Cette dernière approche, explorée depuis une dizaine d’années, montre des effets bénéfiques sur la thymie, la douleur et la qualité de vie dans différentes populations de patients, notamment ceux atteints de dépression et de cancer.

Selon le Dalaï-Lama, partout dans le monde, l’être humain désire être heureux et ne pas souffrir. Il propose une nouvelle perspective de l’éthique liée à la spiritualité, détachée de tout cadre religieux, basée sur la compassion à l’égard de l’autre et de nous-mêmes. Ce type d’approche est d’ailleurs très utilisée en soins palliatifs. Par ailleurs, pour conclure je vous conseille de lire le livre d’Eric-Emmanuel Schmitt intitulé « Les Deux Messieurs de Bruxelles », chez Albin Michel, qui nous invite à ne pas fuir les épreuves, mais à nous y confronter pour apprendre le vrai goût du bonheur.

[1] Swâmi Sadânanda , Les Yoga-sutras de Patanjali, Le Courrier du Livre, Paris, 1976, p.92

[2] Françoise Mazet, Patanjali, Yoga-sutras, coll. Spiritualités vivantes, Ed Albin Michel, 1991, p.68

[3] Jean Bouchart d’Orval, Patanjali, La maturité de la joie, Les Editions du Relié, Gordes 1998, p.113

[4] Yves Durand D’Aragon, La Lumière sur le Yoga Royal, Le Courrier du Livre, Paris 1997, p.56

[5] F. Mazet, op. cit. p.69

[6] Yves Durand D’Aragon, op. cit. p.58

[7] Yves Durand D’Aragon, op. cit. p.63

Bibliographie

  • Françoise Mazet, Patanjali, Yoga-sutras, coll. Spiritualités vivantes, Ed Albin Michel, 1991, 217 pages
  • B.K.S Iyengar, Bible du Yoga, coll. Aventure secrète, Ed. J’ai lu, 2009, 596 pages
  • Jean Bouchart d’Orval, Patanjali, La maturité de la joie, Les Editions du Relié, Gordes 1998
  • Swâmi Sadânanda , Les Yoga-sutras de Patanjali, Le Courrier du Livre, Paris, 1976
  • Eric- Emmanuel Schmitt, Les deux messieurs de Bruxelles, Albin Michel

Author: sfl73_pass_Sa03Na08

DIPLOMES 1980 Diplôme d’Etat d’Infirmière 1996 Diplôme de Cadre de Santé 1998 DU de Soins Palliatifs 2007 DU Ethique Soins et Santé PARCOURS PROFESSIONNEL 1980-1983 Infirmière AU CHU de Rouen 1983-1995 Infirmière dans les services de Médecine et de Cure Médicale dans un Hôpital Local Faisant fonction de cadre à partir de 1989 Infirmière Coordinatrice du SSIAD rattaché à l’établissement en 1993 1996-2002 Cadre de Santé au CHU de Rouen dans différents services, de nuit puis de jour 2002-2005 Cadre de Santé en EHPAD dans un CH de la région Normandie, responsable de 6 unités de soins soit 167 lits et chargée de missions transversales (notamment la Gestion des Risques) 2005-2018 Cadre de Santé Formateur à l’IFSI du CHU de Rouen TRAVAUX REALISES: mise en place d'un SSIAD, Transmissions ciblées, Chef de projet sur la réalisation d'un film illustrant le protocole de pose d’une bande de contention veineuse et présentation dans différents congrès, évaluation de la prise en charge de la douleur, évaluation de l'éducation des patients sous AVK, référent SIIPS, Participation au groupe de travail sur la mise en place des CLAN (Comité de Liaison Alimentation Nutrition) à la DHOS, gestionnaire de risques, animateur d'un groupe d'évaluation dans le cadre de la certification, réalisation d'audits, participation à l'élaboration et à la réactualisation de protocoles de soins. PARTICIPATION AUX INSTANCES: Conseil d’Administration, Commission de Soins, CLAN.

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