Samadhi Pada : sutras I.12 à I.16
J’ai abordé l’agitation du mental dans mon précédent article sur les « vrtti ». En effet ces fluctuations de notre esprit ou pensées automatiques sont un obstacle à la perception de la réalité. Ce n’est qu’en apaisant notre esprit que nous pouvons parvenir à la conscience profonde, à un discernement permettant d’accéder au « Soi » véritable.
I. 12 « l’arrêt des pensées automatiques s’obtient par une pratique intense dans un esprit de lâcher-prise ».
Il s’agit là du cœur du yoga. La pratique ou le travail sur soi-même qui demande de l’effort et de la volonté (Abhyasa) apporte le calme et la tranquillité. L’effort doit être poursuivi longtemps et sans interruption, mais aussi avec ferveur. Ainsi, le travail sur soi permet de créer des fondations solides. L’objectif est d’être dans « l’ici et maintenant », de trouver l’équilibre.
Les Postures (Asanas) symbolisent la pratique dans un esprit de lâcher-prise (Vairagya) menant à l’arrêt des pensées automatiques. Et les posture en yoga ne peuvent se concevoir sans structure, sans points de fermeté. Elles doivent en effet, être fermes et bien structurées tout en permettant le relâchement de toutes les tensions inutiles, que ce soit au niveau musculaire, respiratoire et mental. S’engager complètement dans une pratique ou dans une action ne doit pas s’inscrire dans une recherche de résultat qui équivaut à se projeter dans l’avenir. La pratique n’existe que dans le présent. Ainsi que le dit Iyengar, « l’étude du yoga ne ressemble pas à la préparation d’un diplôme ou d’un grade universitaire que l’on désire obtenir dans un temps déterminé ».
Swâmi Sadânanda traduit vairagya par renoncement, mais beaucoup d’auteurs préfèrent le mot de lâcher-prise qui est plus global, moins religieux-moralisant et moins frustrant.
J. Bouanchaud préfère parler d’une « pratique intense et persévérante » avec un esprit de « détachement ».
Lâcher-prise dans une pratique signifie « de s’engager dans une action, sans s’identifier avec elle, c’est le message de la Bhagavad Gita »[1], c’est aussi s’engager dans l’action sans rechercher un résultat.
I.13 «Dans ce cas, cette pratique intense est un effort énergique pour s’établir en soi-même ».
La pratique intense n’est pas rechercher des postures difficiles et compliquées, exercer des contraintes sur notre corps pour acquérir souplesse ou force physique. Ce n’est pas une compétition. Il s’agit par un travail approprié du corps, d’atteindre dans la posture (asana) l’état d’apaisement du mental, c’est-à-dire l’état de Yoga. L’effort dont il est question est un effort d’attention dans le but d’être présent, vigilant et disponible.
I.14 « Mais elle est une base solide quand elle est faite avec ferveur, persévérance, de façon ininterrompue et pendant longtemps ».
Autant dire que nous devons remplacer notre dispersion, notre inattention par la conscience de tout à chaque instant. En effet, dans la pratique du Yoga, nous devons être conscients de nos gestes, de notre respiration et de nos sensations. Ceci signifie aussi que l’apprentissage à être conscient du geste, de la respiration, de la sensation dans les postures de yoga, doit être peu à peu diffusé et étendu dans tous les actes du quotidien.
I.15 « Le non-attachement est induit par un état de conscience totale qui libère du désir face au monde qui nous entoure ».
Ce non-attachement (vitrishnasya) est l’absence de désir ou destitution des désirs) permet le lâcher-prise.
Lâcher-prise c’est accepter ce qui est, ce qui survient, c’est accepter l’autre dans sa différence, c’est aussi s’accepter soi-même avec ses propres limites et faiblesses. « Dans la pratique du Yoga, lâcher prise, c’est accepter de négocier avec son manque de souplesse, accepter que la posture parfaite soit celle que l’on ne peut plus améliorer avec ces moyens du moment. Le lâcher prise c’est l’humilité, la simplicité retrouvée, l’état sans désir. Sans désir, on est sans pensée, sans pensée on est dans la réalité »[2]. Swâmi Sadânanda précise qu’il y a cinq sortes de Vairagya (renoncement ou lâcher-prise) : Yatamana, Vyatirêka, Ekendriya, Vasîkara et Para[3].
Autre traduction : « Le détachement est la maîtrise de l’absence de désirs pour les objets vus et entendus ». « Traditionnellement, le mot vu (drsta) désigne ce qui appartient au monde visible, c’est-à-dire perceptible par les organes des sens. C’est le monde extérieur, le profane. Le mot entendu (anusravika) représente ce qui est transmis oralement par la tradition, la connaissance révélée. C’est le monde intérieur, le sacré, l’univers céleste. Ainsi le non-attachement est-il la prise de conscience que les désirs provoqués par les objets et les réalités extérieures et intérieures, sont sous le contrôle de la volonté. (…) Cet aphorisme propose donc d’être au-delà de tout désir, même et surtout vis-à-vis des sensations ou états mystiques ou de tout phénomène parapsychologique (…) Le détachement, ce n’est pas se détacher des choses mais découvrir que les choses se détachent de soi »[4].
I.16 « Le plus haut degré dans le lâcher-prise, c’est se détacher des gunas grâce à la conscience du Soi ».
Pour se libérer des gunas, dans la vie quotidienne « c’est peut-être prendre conscience, dans la relation, de la modalité rajasique (de rajas, mode de l’énergie motrice), sattvique ( de sattva, mode de la lumière) ou tamasique ( de tamas, mode de l’inertie physique et psychique) de nos réactions. Rajas, Sattva et Tamas sont les trois Gunas , modalités selon lesquelles le Purusha qui est inexprimable, inconnaissable, est mêlé à la Prakriti, matière dynamique et créatrice. Selon le Samkhya, Purusha représente la Pure Conscience originelle, immuable et intouchée par les aléas de la Manifestation. Purusha n’agit pas, il EST. Prakriti, elle, est la force, l’énergie, derrière l’Univers manifesté; elle n’est pas douée de conscience, contrairement à Purusha. Ils sont indissociables, l’un sans l’autre ne peut rien. La Prakriti réalise ce que le Purusha a conçu.
Cette prise de conscience crée un espace qui permet de ne pas être emporté par l’émotion du moment, reconnaître la colère qui monte en soi, c’est pouvoir négocier avec cette émotion, agir de façon juste, adéquate, sans se couper de son être profond»[5].
Si l’on se souvient que citta vritti n’est que la manifestation psychique de l’agitation incessante de la matière (prakriti) corporelle, calmer l’agitation mentale ne consiste donc pas à éliminer le mental (comment le pourrait-on ?), ni à l’ignorer avec mépris comme le fait le Philosophe, mais plutôt à unifier le mental. Et comme le mental (citta) est le reflet du corps (prakriti), il convient d’abord d’unifier les mouvements du corps. D’où l’importance de « la perfection du corps et des organes [qui] vient de la destruction des impuretés par l’ascèse [tapas] » (Patañjali, Yoga-Sûtra, II, 43). De fait, quiconque observe une fois dans sa vie une séance de Yoga pourra se rendre compte que le Yoga est un travail sur des « postures », Asana, dont la tenue témoigne de l’ascèse, de la maîtrise du corps, de la continence imposée à ses gestes donc, in fine, de l’unité du mental (citta) associé au corps (prakriti).
Lien avec les sciences infirmières
Patanjali nous incite à lâcher-prise. Plus facile à dire qu’à faire dans la société où le stress et la pression sont omniprésents. Nous ruminons souvent sur le passé, nous fourmillons de projets, mais nous avons beaucoup de mal à accepter la vie telle qu’elle se présente, et ce, encore plus en cette période de pandémie qui a ajouté des contraintes à notre quotidien. Même si les évènements ne se passent pas comme nous le souhaiterions, il faut savoir que nous rebondirons. C’est ce qu’on appelle la résilience, un concept très utilisé en sciences infirmière.
Il faut faire face à nos émotions (frustration, colère, jalousie, tristesse,…), les ressentir et les exprimer, et voir la peur qui est en-dessous (celle d’être jugé, rejeté, abandonné,…). En clair, nous devons en prendre conscience, et surtout prendre conscience que c’est le fait de résister à l’événement qui nous fait mal plus que l’évènement lui-même. Nous ne pouvons changer cet évènement, alors autant
Nous avons tous été bloqués dans un embouteillage en allant au travail. Alors que nous risquons d’arriver en retard, nous sentons l’énervement monter, émotion désagréable s’il en est. Nous ne pouvons changer cette situation, CE QUI EST, EST …alors relâchons la pression, zen… Reconnaître cet énervement ou colère qui montre en nous, c’est pouvoir négocier avec cette émotion, agir de façon juste, adéquate, sans se couper de notre être profond.
Dans la vie quotidienne, se libérer des Gunas, c’est prendre conscience du mode de nos réactions( rajasique, sattvique ou tamasique) comme nous l’avons vu précédemment. L’ayurvéda prend en compte ces notiosn et considère par exemple que la maladie chronique est consécutive à un état tamasique, d’une accumulation de toxines dans le corps et de pensées et émotions négatives au niveau de l’esprit.
Pour conclure, Abhyasa et Vairagya sont les moyens pour atteindre un état calme (débarrassé même temporairement des pensées incessantes qui envahissent notre conscience du matin au soir). Abhyasa, la pratique doit être motivée, enthousiaste et régulière, et sur une longue période c’est-à-dire qu’une fois sur le chemin du yoga, on y reste toute sa vie. Vairagya, le renoncement, est le détachement face aux désirs (même positifs) et aux émotions qui ralentissent les progrès de la pratique du yoga. Il faut rester détaché par rapport au résultat , car si dans les cours de yoga, on constate souvent l’application de l’effort constant et persistant, le renoncement est souvent absent. Nous sommes souvent impatients de progresser, de reproduire les postures les plus complexes, quitte à mal les exécuter ou de façon non sécuritaire, plutôt que se détacher du résultat en étant dans le moment présent et dans le ressenti intérieur des postures. Cette impatience est logique car les 2 termes, Abhyasa et Vairagya, sont contradictoires. Abhyasa se rapprochant de « ne jamais abandonner », tendant à nous amener vers la perfection, alors que Vairagya est le « laisser-aller » amenant vers le détachement. Nous devons donc trouver l’équilibre parfait entre les deux, d’autant qu’ils sont interdépendants. Il ne faut pas oublier que le yoga est un engagement personnel vers une profonde auto-transformation afin de trouver la paix intérieure et un bien-être au quotidien grâce à la maîtrise du mental.
[1] Françoise Mazet, Patanjali, Yoga-sutras, coll. Spiritualités vivantes, Ed Albin Michel, 1991, 217 pages, p.29
[2] F. Mazet, op. cit. p.32
[3] Swâmi Sadânanda , Les Yogasutras de Patanjali, Le Courrier du Livre, Paris, 1976, p.49
[4] Bernard Bouanchaud, Yoga-sutra de Patanjali, Miroir de Soi, Editions Agamat, Palaiseau 2003,. p.38
[5] F. Mazet, op. cit. p. 33
Bibliographie
Françoise Mazet, Patanjali, Yoga-sutras, coll. Spiritualités vivantes, Ed Albin Michel, 1991, 217 pages
B.K.S Iyengar, Bible du Yoga, coll. Aventure secrète, Ed. J’ai lu, 2009, 596 pages
Swâmi Sadânanda , Les Yoga-sutras de Patanjali, Le Courrier du Livre, Paris, 1976
Bernard Bouanchaud, Yoga-sutra de Patanjali, Miroir de Soi, Editions Agamat, Palaiseau 2003