Samadhi Pada : sutra I.4
Les aphorismes I.2 et 3 précisent que le yoga est l’arrêt de l’activité automatique du mental et qu’alors, se révèle notre Centre, établi en lui-même. Que se passe-t’il si la conscience périphérique ne s’apaise pas ?
I.4 « Dans le cas contraire, il y a identification de notre Centre avec l’agitation du mental ».
Notre conscience profonde, normalement immobile et permanente peut parfois s’identifier avec la conscience périphérique qui est en fait le mental (chitta) puisqu’elle est reliée aux sollicitations extérieures via nos sens. Nous pouvons imaginer que notre conscience profonde ou centre est un cristal qui reflète le support sur lequel il repose. Selon ce support, il n’est plus transparent mais se colore. Si par exemple , ce support est une humeur comme la colère, il va se colorer en rouge ou en sombre. Ne dit-on pas d’ailleurs « voir rouge » ou « avoir des idées noires ». Ainsi, notre Centre va refléter les états changeants de notre mental, et de ce fait, notre vision du monde va changer. Ce n’est plus la vision de la réalité , mais celle de notre subjectivité. Et on va s’identifier à cet état passager sans nous en rendre compte car l’agitation de notre mental fait écran. Seul un mental apaisé nous permet de révéler notre Centre, comme le cristal transparent laisse voir le support réel sur lequel il est posé , c’est-à-dire d’accéder à la réalité.
L’image de la surface de l’eau agitée (le mot vritti signifie aussi le mouvement des vagues) qui empêche de voir le fond est aussi souvent utilisée pour expliquer qu’un mental agité fait écran au Témoin immobile qui est en nous.
« L’ego, qui perçoit les objets externes au moyen du mental, s’identifie avec ces objets que le mental perçoit au moyen de ses sens. Cette identification avec les objets créée l’attachement, l’aversion, etc. »[1]. qui se traduit par « je n’aime pas – j’aime – je veux – je ne veux pas – je ne peux pas ».
En illustration, je vous propose de lire le très beau texte de Denis Marquet.
Des émotions nous traversent à chaque instant, causées ou réveillées par des événements du monde. Certaines sont agréables, elles nous donnent de la joie, d’autres désagréables et nous donnent de la tristesse. La tendance naturelle est bien sûr de préférer les premières.
Or c’est là le plus subtil des pièges. Car mon rapport au monde se réduit alors à deux pauvres critères : j’aime, je n’aime pas. Si je n’aime pas, je suis malheureux. Mais si j’aime, je ne suis pas heureux pour autant car je suis inquiet de perdre. Perpétuellement tendu vers ce que j’aime et raidi contre ce que je n’aime pas, je ne suis jamais détendu ni à l’aise.
À préférer la joie à la tristesse, je ne suis jamais véritablement dans la joie. En outre, à perpétuellement chercher dans le monde des causes de joie et à fuir les causes de tristesse, je finis par ne plus regarder le réel qu’en fonction de cette opposition. Or le monde est infiniment plus riche que ce regard qui l’enferme dans la dualité du « j’aime/j’aime pas » D’avoir des préférences, je perds la grâce du monde.
Qui n’a pas vécu une fois dans sa vie un instant privilégié où soudain, sans raison apparente, l’être tout entier est envahi par une félicité sans limite ? Je ne cherche rien, je ne veux rien provoquer, je suis, durant quelques secondes, pur accueil de ce qui se donne et la joie est là !
Pourquoi perd-on la joie à chercher des causes de joie ? Parce que la joie n’a pas de causes ! Elle survient précisément lorsque je cesse de regarder le réel selon le critère de ce qui va me causer des émotions agréables ou désagréables.
La joie naît d’un regard sans critères, sans préférence : un regard vierge, innocent – féminin puisque pure réceptivité. Un rapport au monde qui laisse être les choses. Ce n’est qu’un regard gratuit sur le monde qui peut en révéler la grâce.
Ne plus préférer : cela signifie-t-il devenir indifférent ? Tout au contraire. Quitter un système de différences binaire (« j’aime/j’aime pas »), c’est entrer dans la richesse infinie des différences du monde. Regarder le réel selon le seul critère de ma préférence l’appauvrit considérablement : je ne vois plus ce qui est, mais je sélectionne dans le réel cela qui peut me faire du bien ou du mal.
Je crois m’intéresser au monde, car j’ai des préférences, mais en préférant je me rends indifférent à ce qui n’entre pas dans cette indigente dualité : agréable ou désagréable. Le reste n’est pas regardé. Qu’est-ce que regarder vraiment ? C’est s’ouvrir au réel sans schéma. Donc sans préférence. Alors le monde dans sa richesse peut commencer à m’apparaître. Et il me comble. Je l’aime.
Contempler un paysage, toucher un arbre, jouer avec un enfant : c’est lorsque je n’attends rien que tout peut m’être donné. Dès que je lâche mes préférences, je m’oublie moi-même. Car ce que j’appelle « moi », mon ego, n’est autre qu’un système de préférence sophistiqué, un mécanisme d’opposition binaire où j’enferme le réel et les autres, et dont je suis prisonnier.
Au-delà de l’opposition joie/tristesse, au-delà de la dualité « j’aime/j’aime pas », existent une joie et un amour sans cause ni contraire. Au-delà du moi, je suis joie.[2]
Denis Marquet
Lien avec les sciences infirmières
Le mental dont parle Patanjali (Chitta ou Citta) désigne en yoga non seulement le réceptacle des perceptions et fonctions vitales, mais encore les impressions (saṃskāra) et tendances de vies antérieures (vāsanā).
Dans le bouddhisme, citta désigne ce qu’on appelle habituellement l’esprit au sens le plus large: l’ensemble des fonctions mentales, rationnelles, émotionnelles, conscientes ou inconscientes. Prajñānanda distingue trois modes, ou trois niveaux du citta :
- bhavaṅga srota, pollué chez l’être non-éveillé par les āsrāva (pulsions du désir, du vouloir-vivre, de l’ignorance) ;
- vijñāna, connaissance discriminative;
- prajñā.
Citta est aussi décrit comme le centre du « Je », de l’ego.
Tout cela nous évoque un lien entre yoga et psychanalyse bien qu’elles suivent des voies très différentes. Le premier est dans le champ spirituel et philosophique de l’Inde, l’autre dans le champ clinique et thérapeutique de l’Occident. Le travail d’analyse permet un élargissement de la conscience thérapeutique grâce auquel le sujet apprend à reconnaître ses angoisses et ses conflits inconscients et à y répondre de façon plus adéquate. Le yoga, comme branche de la philosophie indienne, propose une vision du monde. Dans son application pratique, il contribue au développement du corps, du psychisme et de l’esprit humain. Il pose l’existence d’une conscience qui est l’essence de l’être humain, et la technique du yoga a pour but de se détacher de ses représentations pour accéder à la conscience pure et à la liberté intérieure. Dans la conception du yoga, il n’y a pas de séparation entre le corps et le psychisme.
Dans la formation infirmière, tout un travail est également fait sur les représentations Il ne faut pas oublier que les sciences infirmières s’appuient sur des conceptions des soins. Les équipes soignantes élaborent un projet de soin et pour le construire elles définissent leur conception des soins. Pour ce faire, les représentations de chacun des membres de l’équipe doivent être explicitées pour in fine élaborer des représentations communes. En outre, la conception du yoga est proche de la vision holistique des soins.
[1] Swâmi Sadânanda , Les Yoga-sutras de Patanjali, Le Courrier du Livre, Paris, 1976, , p. 40
[2] Denis Marquet « La joie n’a pas de cause », Nouvelles clés N°51, automne 2001