Quel est donc ce fossé qui séparent ceux qui approuvent le pass sanitaire et ceux qui refusent cette mesure? Une analyse au prisme de la pensée philosophique de la liberté.
« Liberté ! » est un slogan que l’on retrouve dans les manifestations qui expriment un refus du « pass sanitaire ». Ceux qui se mobilisent et descendent dans la rue sont nombreux à considérer cette mesure comme une restriction grave de leurs libertés. Certains créent la polémique, par le biais de pancartes ou signes extrémistes et inacceptables. Il semble donc intéressant d’analyser les logiques de cette frange de la société opposée, sinon plutôt défavorable, au principe d’un document qui permet, selon test PCR ou vaccination contre le Covid-19 effectué, de se rendre au café, au musée, dans des concerts, restaurants, etc.
Le « pass sanitaire » n’est pas une fin en soi. A cheval entre incitatif et coercitif, son objectif est de pousser chaque individu à la vaccination. Nous allons donc nous pencher sur la liberté de se faire vacciner ou non. Car la crise sanitaire a fait émerger des questions et des positionnements d’ordres social, moral et philosophique. Ces questions ont certes toujours existé, mais ne perturbaient pas à ce point le vivre-ensemble. Aujourd’hui, les divergences s’expriment – comme dans toute démocratie – et créent du débat, du conflit. Nous sommes tous attachés à la valeur qu’est la liberté, mais nous ne l’interprétons pas de la même manière lorsqu’il s’agit de se positionner en faveur ou en opposition au « pass sanitaire ». La liberté est utilisée comme argument autant par les « anti » que par les « pro ». C’est une question récurrente de la philosophie et les débats d’aujourd’hui n’ont rien de nouveau.
La liberté négative: centrée sur l’individu
« Être libre, en ce sens, signifie être libre de toute immixtion extérieure »[1] . En tout état de cause, c’est bien dans cette logique que se placent ceux qui refusent le « pass sanitaire ». Il est une contrainte imposée par l’Etat – fondamentalement extérieur à l’individu –, il ne peut donc être qu’une restriction de liberté : celle d’aller et venir, de se rendre dans des lieux ouverts, de faire ses courses, voire de profiter de l’espace public.
Leur compréhension de la liberté des tenants de l’anti-pass sanitaire est celle qu’Isaiah Berlin qualifie de « négative ». Le terme négatif correspond ici à la description d’une conception de la liberté qui est issue de la non-contrainte. Elle se forme donc de manière négative vis-à-vis de ce qui entourne l’individu. D’ailleurs, si vous discutez avec une personne en opposition au « pass sanitaire », vous pourrez aisément entendre des arguments allant dans le sens de : « cette mesure est une atteinte à ma liberté, car elle vient me limiter alors que je n’y consens pas ». Le fait qu’une contrainte advienne, mais exogène à l’individu, d’autant plus si elle est non-consentie par celui-ci, vient entrer en totale contradiction avec la liberté conçue comme négative.
Cette perception de la liberté – négative – est logiquement tournée vers l’individu, inscrite dans un schéma individualiste. Comme le montre Benjamin Constant , elle nait avec la modernité, lorsque la sphère privée de l’individu devient un enjeu et un espace à protéger.
Face à cela, doit-on logiquement qualifier le « pass sanitaire » de liberticide ?
La liberté positive: collective et holistique
En opposition frontale avec la liberté négative, nous trouvons le concept de liberté dite « positive ». C’est dans celle-ci que s’inscrit sans aucun doute la décision de mettre en place le « pass sanitaire ».
« Nous admettons qu’il est possible, et parfois légitime, de contraindre des hommes au nom d’une fin (disons la justice ou la santé publique) qu’eux-mêmes, s’ils avaient été plus éclairés, auraient poursuivie, mais qu’ils ne poursuivent pas parce qu’ils sont aveugles, ignorants ou corrompus. »[2]. C’est ainsi qu’Isaiah BERLIN explique ce que l’on entend par liberté positive. Elle aborde elle-aussi l’existence d’une contrainte, la dissociation entre intérieur-extérieur de l’individu, mais pas sous le même angle moral et la même source de légitimité que la liberté négative. La liberté positive ne peut se comprendre que dans une approche holistique : elle est collective dans son essence.
Dans cette perspective, le « pass sanitaire », qui a pour objectif d’endiguer la pandémie de Covid-19, s’inscrit dans un mouvement, dans une dynamique, créatrice de liberté (positive). Sa fin est légitime puisqu’il s’agit de la santé publique. Par ses effets, il va venir apporter une liberté grandissante à l’ensemble de la société et aux individus qui la composent. Ces individus par leur positionnement au sein d’une société difficile à interpréter, n’auraient pas conscience de l’apport de la contrainte à s’imposer pour atteindre un état permettant de jouir d’une liberté collective. Concrètement, l’idée est qu’avec la mise en place du « pass sanitaire », nous pouvons aller au restaurant, au théâtre, sortir et profiter des autres, certes avec une contrainte extérieure sur certains individus de la société, mais une contrainte présentée comme génératrice de liberté collective.
Cette conception macro-holistique de la société et des libertés qui peuvent s’y exercer, au dépens d’une contrainte extérieure exercée sur certains individus, Constant l’a reliée à celle qui était partagée par le plus grand nombre en Grèce antique. Dans ces sociétés, la dissociation entre espace public et espace privé était, selon lui, très limitée. Dans cette optique, chaque action individuelle a des retombées collectives. Pour s’assurer que le maximum des individus d’une société puisse bénéficier du plus de liberté possible, il était alors tout à fait concevable de limiter celle des autres. C’est ainsi qu’Isaiah Berlin remarque que les « partisans de la liberté ‘négative’ » présentent parfois la « conception ‘positive’ de la liberté » comme « une tyrannie déguisée ». Les manifestants contre le « pass sanitaire » criant à la dictature n’auraient en réalité rien inventé…
Quelles perspectives ?
Ces deux conceptions de la liberté continuent de co-exister dans notre société. Et ce débat et ces conflits autour du « pass sanitaire » ne font que les mettre en lumière.
Depuis quelques décennies, l’Etat (de droit) dans lequel nous vivons affirmait de plus en plus la primauté de la liberté négative, de celle des individus (l’exemple le plus fort de cela étant une reconnaissance de plus en plus forte des minorités et des individualités). Cependant, aujourd’hui, il se retrouve contraint dans la poursuite de son objectif de salubrité publique, d’effectuer un virage fort pour appliquer le concept de liberté positive.
En conclusion, si l’on cherche à expliquer la confrontation entre ceux qui sont favorables et ceux qui refusent le « pass sanitaire », il faut comprendre les différences fondamentales entre liberté positive et négative.
[1] Original : « By being free in this sense I mean not being interfered with by others. » Isaiah BERLIN (1909-1997), philosophe d’origine russe, dans sa leçon inaugurale à l’Université d’Oxford le 31 octobre 1958
[2] Original : « We recognize that it is possible, and at times justifiable, to coerce men in the name of some goal (let us say, justice or public health) which they would, if they were more enlightened, themselves pursue, but do not, because they are blind or ignorant or corrupt. »
Bibliographie
RÉMI BOUSSEMART, 18 JUILLET, 2021- https://www.encrage.media/societe/pass-sanitaire-confrontation-entre-deux-conceptions-de-la-liberte-1626622744