Samadhi Pada : sutra I.30
Le yoga ne se limite pas à la seule pratique des asanas et ne demande pas seulement de l’énergie, il requiert de nous placer dans un état de réceptivité physique et mentale qui implique concentration et stabilité. Les obstacles constituent différentes formes de perturbations de l’harmonie corps-(souffle)-esprit. Donc, après avoir largement évoqué les fluctuations de l’esprit et le moyen de les apaiser, je vais poursuivre en abordant ces obstacles qui dispersent la conscience tels que Patanjali les détaille. J’ai déjà évoqué les schémas énergétiques de base que sont:
- le raisonnement juste (pramana) ;
- la pensée erronée (viparyaya) ;
- l’imagination (vikalpa) ;
- le sommeil (nidra) ;
- la mémoire, les souvenirs (smriti).
Patanjali a décrit 9 obstacles qui déconcentrent le mental dans ses Yoga Sutras il y a des milliers d’années. On les appelle des obstacles, car ils s’opposent à la fixation de l’esprit et au samadhi. Le yoga les appelle vikshepas.
I.30. « La maladie, l’abattement, le doute, le déséquilibre mental, la paresse, l’intempérance, l’erreur de jugement, le fait de ne pas réaliser ce qu’on a projeté, ou de changer trop souvent de projet, tels sont les obstacles qui dispersent la conscience ».
Pour éviter ces neuf obstacles qui affectent le mental humain sur la voie de l’évolution spirituelle, il faut avoir une nourriture saine, une vie saine, des relations humaines saines, des pensées saines.[1]
Vyadhi, la maladie
La maladie ou tout désordre fonctionnel perturbe l’équilibre physique; Patanjali parle ici du malaise physique, d’un état de mal-être de notre système. La maladie débute, en général, dans l’enveloppe du prana, le champ de la bioénergie, que le yoga appelle le pranamaya kosha.
En sanskrit, la santé se dit swasthya, ce qui signifie «être centré dans son Soi». Quand nous sommes en bonne santé, centrés, l’énergie circule librement dans notre pranamaya kosha, sans blocage et se recycle en permanence. Et cette énergie est nécessaire pour atteindre le Centre. C’est d’ailleurs pour modérer notre dépense d’énergie que les jambes sont croisées, les pieds et les mains tournés vers l’intérieur, le dos droit et les yeux fermés, dans les asanas de méditation. En effet, le corps dégage facilement de l’énergie par les doigts, les pieds et surtout les yeux. Lorsque nos mains sont jointes et nos jambes croisées, elles forment des circuits fermés qui conservent l’énergie. Maintenir la colonne vertébrale bien droite permet aussi de conserver l’énergie d’une autre façon, tout comme lorsque le corps et la tête sont alignés (la tête pèse en effet un certain poids cf tableau).
Styana , l’abattement ou langueur
Le deuxième vikshepa est styana, la langueur, l’apathie, la lourdeur mentale. L’apathie est un des plus grands obstacles, car dans cet état, nous gaspillons notre énergie qui s’épuise, mais il n’y a aucune traduction en actes. La personne qui en souffre n’a aucun but et manque d’enthousiasme. Son esprit et son intelligence étant ralentis, et elle ne peut se concentrer sur rien.
La méditation permet d’améliorer notre niveau de vitalité, mais il faut tout de même économiser cette énergie retrouvée. C’est pour ça qu’il est important de rester assis quelques minutes après la méditation pour nous approprier, renforcer notre condition intérieure, de nous en imprégner.
Samsaya, le doute ou l’indécision
C’est un état où nous n’avons plus la capacité de juger et de prendre une décision avec lucidité. Nous nous servons des facultés du mental – la pensée (manas), l’intellect (buddhi) et l’ego (ahankar) – qui agissent dans le champ de notre conscience (chit), mais à un niveau superficiel, parce que notre mental est trop agité . Il faut de la vigilance, beaucoup de discernement et de discrimination, c’est ce qu’on appelle viveka, qui permet d’écouter la voix intérieure et est la première étape sur le chemin du yoga, pour contrer l’indécision et au dilemme.
Pramada, ledéséquilibre mental
On traduit plutôt ce terme par insouciance, précipitation et indifférence, ce qui rend la personne pleine de suffisance, sans d’humilité, convaincue d’être seule à savoir, à penser juste. D’autres traductions parlent de la remise au lendemain. Un des antidotes, là encore, est la méditation. De nos jours, nous avons beaucoup d’exemples de pramada. En effet, on parle beaucoup de burn-out et d’indifférence, de manque d’empathie, de compassion. Le stress et le manque de sommeil sont accusés sur-stimuler notre système nerveux, de nous rendre irritables et incapables de nous soucier des autres. Nous reprochons à notre milieu professionnel d’exercer trop pression sur nous. Rappelons-nous la fable, Le lièvre et la tortue, qui nous montre qu’il est essentiel de ralentir, de profiter des beautés de la vie, … Alors faisons une pause, restons calmes , abordons chaque tâche de bonne grâce et paisiblement.
Alasya, la paresse et la fainéantise
Patanjali se réfère à la paresse qui nous vient lorsqu’on abdique, s’installe lorsque les autres vikshepas se font paralysants. Par exemple, lorsque que nous avons perdu confiance dans la vie, nous agissons avec indifférence, négligence et précipitation , nous ne voyons plus de raison de mettre du cœur dans tout ce que nous faisons. Nous vivons sans être vraiment vivants. Comme une voiture mal entretenue, nous finissons par tomber en panne ; voilà ce qu’est alasya. Dans ce cas, la méditation peut nous retransmettre de la motivation et retrouver l’envie de vivre, car alasya ne peut être surmontée que par un grand enthousiasme (virya).
Avirati, l’intempérance ou la sensualité
Le sixième vikshepa est avirati, qu’on peut traduire par intempérance, incontinence, mondanité et sensualité. C’est l’opposé de Vairagya, le renoncement. Traduit par sensualité, il ne se réfère pas seulement au sexe, mais vraiment il s’agit de l’attraction aux sensations qui peut être associée à de nombreux comportements.
Nous sommes tous addicts aux sens et aux vibrations de l’énergie dans les sens. Il peut s’agir d’addiction au sexe, à certains aliments, certaines musiques, certaines modes, certains mots… Ces sensations peuvent être physiques, émotionnelles, et intellectuelles.
Nous avons tous des attachements à des sensations, mais ne réalisons pas ce qu’elles sont. Nous devons couper à travers les illusions et les attachements en analysant les faits. Les sensations sont impermanentes, peu fiables et trompeuses. Devenir conscient que les sensations sont temporaires permet de diminuer leur pouvoir sur notre conscience. Observer ceux qui sont addicts au plaisir permet d’ailleurs de voir que leur dépendance les détruit. Nous devons apprendre à voir les sensations comme elles sont : impermanentes, qu’il s’agisse de plaisir ou de douleur.
Bhranti darsana, l’erreur de jugement
Les fausses perceptions, l’illusion, l’égarement ou l’aveuglement s’opposent à viveka, le discernement. Une personne qui a des fausses connaissances souffre d’être dans l’illusion et croit être la seule à voir la « vraie lumière ». Cette personne possède une intelligence vive, mais manque d’humilité.
Certaines fausses perceptions peuvent être assimilées à des biais cognitifs décrits par les psychologues et d’autres à des distorsions cognitives.
Les biais cognitifs sont des raccourcis que le cerveau humain à mis en place tout au long de son développement. Incapable de traiter l’ensemble des informations qui lui parviennent en permanence, il a mis en place des automatismes répartis en 4 catégories: processus de mémorisation, sélection des informations, construction de sens, prise de décision et action.
Ce sont des processus de simplification, de sélection, d’économie de raisonnement, de justification, de mise en cohérence, de projection, d’influence, de gestion de la nouveauté ou de l’étrangeté… qui se révèlent souvent décisifs dans nos comportements, nos prises de décision, sans que nous en ayons conscience.
La conséquence de ces biais cognitifs est de nous éloigner de la réalité et de créer toutes sortes de vérités individuelles. Nous simplifions tous la réalité et chacun à notre façon. Nous en avons des exemples chaque jour sur les réseaux sociaux où sont diffusées largement des informations erronées ou non démontrées.
Les biais cognitifs se mettent en place automatiquement et rapidement. Le cerveau les ayant créés pour alléger son travail de tri des informations, les maîtriser nécessite de grands efforts, tels que rigueuret concentration et bien sûr du temps. Et le yoga est une des approches pour prendre ses distances avec le rythme imposée par la société.
La distorsion cognitive est, quant à elle, un phénomène de déformation de la pensée provenant d’un usage erroné de nos processus cérébraux qui traitent les informations. Ces processus ne décodent pas toujours bien toutes les informations qui parviennent à notre cerveau. Tout le monde y est confronté un jour ou l’autre. Et lorsque nos émotions sont sollicitées, ces pensées parasites faussent notre jugement. De fait, la distorsion cognitive est souvent à l’origine de troubles émotionnels comme les troubles anxieux.
Alabdha bhumikatva, le fait de ne pas réaliser ce qu’on a projeté & Anavasthitattva, l’incapacité de maintenir stable la concentration atteinte après un long entraînement
Le premier de ces deux derniers vikshepas est l’incapacité d’atteindre une continuité de pensée ou de concentration qui rend incapable de chercher la réalité, ou encore , l’incapacité à trouver une raison pour progresser. Le second est l’incapacité de se concentrer, le fait changer trop souvent de projet. Dans les deux cas, les difficultés psychologiques entravent la réflexion.
Il peut y avoir beaucoup de raisons à ces deux obstacles. Ils peuvent survenir à cause d’un manque d’intérêt, d’un manque de détermination, d’un sentiment d’incompétence. L’acceptation et le dépassement de soi sont essentiels pour progresser.
Le stress et la tension nerveuse engendrées par notre vie moderne génère des difficultés de concentration autant chez les adultes que chez les jeunes, difficultés qui nuisent à la qualité de vie. En effet, les difficultés de concentration entraînent baisse de l’estime de soi, manque d’efficacité, irritabilité voire dépression. Or, la concentration est une fonction cognitive essentielle à toute activité humaine. Pour améliorer nos capacités, la méditation est une des techniques les plus employées.
Les obstacles reflètent la prédominance de tamas (l’inertie) sur rajas (l’activité), deux éléments constitutifs ou gunas inhérents à la Prakriti (avec sattva, la clarté). Ce n’est pas une surprise puisque les obstacles sont des entraves au yoga. Patanjali précise que la dispersion psychique s’accompagne de symptômes que nous verrons ultérieurement.
Les manifestations des gunas sont fluctuantes. Les obstacles ne sont donc pas permanents. Ils peuvent nous affecter à certaines occasions de notre vie et disparaître pendant de longues périodes avant de réapparaître, car si les obstacles sont surmontables, les gunas demeurent intrinsèques à la Prakriti. Les impressions inscrites dans notre conscience par les expériences du passé (samskaras) ne font pas que conditionner nos actes sur la base de scénarios préétablis, les combinaisons possibles qu’ils réalisent avec les gunas dessinent plusieurs typologies de personnalité où prédominent l’un ou l’autre des kleshas (« les racines d’illusions et de souffrance », déterministes de nos comportements).
En bref, pour mieux illustrer encore les obstacles à la pratique : par exemple, le doute qui s’oppose à la confiance; la maladie, l’abattement, la paresse et le découragement qui s’opposent à l’énergie; l’étude qui s’oppose l’intempérance et l’erreur de jugement qui contrarie l’intelligence intuitive.
Ces obstacles sont liés aux automatismes du mental et sont la conséquence d’une mauvaise vision de la réalité.
Liens avec les sciences infirmières
Cet article mentionne un certain nombre de concepts essentiels en sciences infirmières, à commencer par la maladie liée dans la tradition yogique à un déséquilibre du prana maya kosha, champ de la bio énergie. A ce titre, dans le milieu des années 70, les découvertes du biophysicien allemand Fritz-Albert Popp sur l’émission par les cellules humaines de « biophotons » et donc d’un champ d’énergie dans et autour du corps humain, a entraîné le développement de la médecine quantique. Cette médecine considère l’individu dans sa globalité et surtout comme le siège de vibrations, générées par des photons ou particules de lumière, sur lesquelles elle se propose d’agir pour délivrer l’être humain de ses douleurs ou de blocages psychologiques.
Avirati, ou intempérance et sensualité renvoie au concept d’addiction et à certaine sensations comme la douleur, préoccupation constante pour les soignants.
Bhranti darsana, l’erreur de jugement ou les fausses perceptions évoquent les biais cognitifs et la distorsion cognitive. Au regard de cet obstacle, cet article consacré aux vikshepas met encore en lumière le lien entre le yoga et la psychologie, notamment la psychologie cognitive. Car si j’ai beaucoup évoqué la méditation comme solution aux entraves abordées dans cet article, logique puisque je parle essentiellement de yoga, le recours à d’autres techniques n’est pas à exclure. J’aurais pu évoquer la psychanalyse qui peut être associée au yoga dans un but commun : apprendre quelque chose sur soi dans un désir de sagesse et de soulagement. Le yoga et la psychanalyse se rejoignent aussi sur la première des causes de souffrance : la méconnaissance. J’aurais pu aussi mentionner la restructuration cognitive et bien d’autres.
En tous cas le yoga est de plus en plus utilisé dans les soins que ce soit en cancérologie et surtout en psychiatrie où sa pratique a des effets positifs significatifs, y compris sur la dépression, la schizophrénie, le TDAH et le sommeil.
Impossible donc, de faire l’impasse sur les vikshepas qui permettent en outre, d’aborder la suite des sutras, fils conducteurs de l’enseignement du yoga.
[1] Jean Bouchart d’Orval, Patanjali, La maturité de la joie, Les Editions du Relié, Gordes 1998, p.84
Bibliographie
Patanjali, Yoga-sutras, coll. Spiritualités vivantes, Ed Albin Michel, 1991, 217 pages
B.K.S Iyengar, Bible du Yoga, coll. Aventure secrète, Ed. J’ai lu, 2009, 596 pages
Jean Bouchart d’Orval, Patanjali, La maturité de la joie, Les Editions du Relié, Gordes 1998